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Una analyse politique de l’effondrement de la bipolarité de notre gouvernance

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Message  PatrickB Sam 10 Sep - 19:32

« L’illusion du bloc bourgeois »
Cet ouvrage de Bruno Amable et Stefano Palombarini ( raison d’agir 2018) et son analyse par Constantin Lopez
nous éclaire la crise politique actuelle à la lumière des recompositions sociales et politiques survenues à partir des années 1980 en France, mais, à mon avis, cela semble omettre un élément fondamental qui est le développement de l’individualisme et de ce fait la satisfaction que tire l’égo de la fréquentation des réseaux sociaux et l’appauvrissement de la réflexion qui en découle.

Problématique du livre
La crise politique est ici entendue comme le produit d’une absence de « bloc social dominant ». Ce dernier consiste en une alliance sociale articulée autour d’une stratégie réalisée à travers des médiations politiques et institutionnelles. Le bloc social dominant s’incarne dans un modèle de développement qu’il soutient, autorisant sa reproduction et la stabilité politique. La crise politique renvoie alors à l’érosion des consensus permettant la reproduction sociale, ce qui se traduit par l’éclatement des anciennes alliances sociales et par la remise en cause des institutions existantes par les acteurs intéressés à la construction d’une nouvelle hégémonie, adaptée aux évolutions du contexte social et économique.
Cadre théorique et méthode
Pour répondre à cette problématique, les auteurs adoptent une perspective d’économie politique institutionnaliste et historicisée, située dans la ligne droite de travaux hétérodoxes sur la diversité des capitalismes (pour un exposé complet des fondements théoriques des auteurs, voir Bruno Amable, Les Cinq Capitalismes, Seuil, 2005). Les auteurs s’intéressent particulièrement à l’évolution des rapports de force sociaux et politiques. L’analyse porte ainsi avant tout sur la façon dont les stratégies mises en œuvre par les forces politiques, la constitution des alliances sociales et la structure institutionnelle s’influencent réciproquement (dans un contexte historique donné). Les sources mobilisées sont de divers types : travaux réalisés dans diverses disciplines des sciences sociales ; productions de type « idéologique » (philosophie politique, discours, entretiens, notes de laboratoires d’idées, rapports officiels…) ; statistiques produites dans le cadre d’enquêtes d’opinion ou électorales ; données relatives à la structure sociale.
« L’ouvrage est riche de réflexions enrichissantes permettant de saisir le moment historique que nous traversons, et les façons dont l’action politique devrait s’orienter à gauche (et au PCF) pour sortir des impasses dans lesquelles nous sommes plongés. »
Crise politique et néolibéralisation du modèle français
La thèse défendue dans l’ouvrage est que la crise politique actuelle trouve son origine dans l’éclatement des blocs sociaux qui avaient permis la stabilité du « modèle français », constitué dans l’après-guerre et structuré par l’alternance entre la gauche et la droite de gouvernement. Les blocs de gauche et de droite correspondaient à des alliances transclassistes. La gauche incarnait spécifiquement les fractions les plus modestes du salariat et les travailleurs du secteur public. La droite représentait les professions intermédiaires, les cadres du privé, les travailleurs indépendants et le monde agricole. Au-delà des différences dans leur façon d’appréhender la gestion de l’économie, la droite et la gauche s’entendaient sur l’importance de l’intervention de l’État dans l’économie et étaient globalement rétives au libéralisme économique.
À partir des années 1980, les choix réalisés par les décideurs publics conduisent à l’éclatement des anciennes alliances, parallèlement à la néolibéralisation de la société française. Au sein du bloc de droite, le ralentissement de la croissance et les exemples fournis par Margaret Thatcher et Ronald Reagan poussent les fractions non salariées les plus modestes de l’alliance à remettre de plus en plus frontalement en cause l’intervention de l’État dans l’économie et les protections sociales dont bénéficient les salariés. Mais ces demandes rentrent en contradiction avec les demandes de protection réclamées par la fraction salariée du bloc de droite. Les gouvernements de droite oscillent ainsi dans leur politique, entre néolibéralisme et préservation de l’ancien modèle social. La fraction la plus néolibérale de la droite (composée notamment des artisans, commerçants, chefs de TPE…), qui est aussi la plus modeste, se radicalise et « fuit » vers le FN.
Le bloc de gauche est travaillé par une contradiction similaire. Dans les années 1970, une deuxième gauche « moderniste » monte en puissance au sein du PS. La deuxième gauche place l’intégration européenne au cœur de l’identité politique du PS et instrumentalise la « contrainte européenne » pour impulser la néolibéralisation de la société française, au nom du « réalisme économique ». C’est essentiellement autour de la question européenne que le bloc de gauche va se fracturer, entre les secteurs accordant la priorité au projet européen, et les secteurs hostiles à la néolibéralisation qu’elle entraîne. La néolibéralisation mise en place par le PS à partir du « tournant de la rigueur » opère d’abord sur des aspects jugés périphériques pour la stabilité du bloc de gauche. Néanmoins, le choix du PS de procéder à « l’alliance contre-nature de la flexibilité néolibérale et de l’État social » (p. 62) crée des contradictions intenables. La « gauche de gouvernement » adopte une stratégie consistant à faire campagne sur la base de promesses ciblant le bloc de gauche, puis à trahir ces engagements une fois au pouvoir au nom de l’intégration européenne et des impératifs de la « modernisation ». Les renoncements successifs du PS érodent sa base sociale et provoquent une montée de l’abstention des secteurs du salariat frappés de plein fouet par le chômage et la précarisation, provoquant une exclusion croissante des classes populaires de la représentation politique.
La mise en place progressive de réformes néolibérales d’ampleur limitée (privatisations, développement des marchés financiers et financiarisation de l’économie) pousse à étendre la néolibéralisation à d’autres domaines, de manière à rendre l’ensemble des institutions cohérentes entre elles – les auteurs parlent de « complémentarité institutionnelle ». Ce processus fait tache d’huile jusque dans un domaine fondamental jusqu’alors relativement épargné par les « réformes » : le rapport salarial.
La recomposition du champ politique et ses incertitudes
La déstructuration des anciens blocs sociaux pousse à une recomposition du champ politique. Le PS tente de redéfinir son identité politique autour de l’intégration européenne et de revendications culturelles progressistes, de façon à favoriser l’émergence d’un nouveau bloc social en soutien aux politiques de néolibéralisation. Les groupes sociaux aux revenus les plus faibles sont délaissés. Cette stratégie est assumée dans des discours tels que celui produit par Terra Nova, qui théorise l’opposition entre des insiders privilégiés et « conservateurs » (typiquement, l’ouvrier en CDI) et des outsiders (divers, féminisés, jeunes, urbains, diplômés, etc.) plus en phase avec les « valeurs » de la gauche.
Cette stratégie conduit à terme à l’éclatement du bloc de gauche et à l’émergence de ce que les auteurs qualifient de « bloc bourgeois », consolidé à l’occasion des élections présidentielle et législatives de 2017. Le bloc bourgeois est une alliance sociale constituée des classes moyennes et supérieures unies dans un appui inconditionnel au processus d’intégration européenne et dans un soutien plus ou moins affirmé à la néolibéralisation. Il est intégré par les sociaux-libéraux et la droite modérée. Quoiqu’ayant des attentes sociétales globalement progressistes, son pôle de « droite modérée » est plutôt hostile à l’immigration et conserve des marqueurs idéologiques de droite. Le quinquennat Macron a porté au pinacle ces orientations politiques, en impulsant une néolibéralisation tous azimuts, associée à la promotion de l’intégration européenne (résumé des principales mesures p. 171-187). Mais ce programme alimente d’autant plus la crise politique qu’il est porté par un bloc sociologiquement minoritaire, arrivé au pouvoir sur la base d’une défection des classes populaires trahies par la gauche de gouvernement.
« La façon dont les néolibéraux ont réussi à faire basculer les rapports de force sociaux et politiques en leur faveur n’est traitée que partiellement et, selon nous, superficiellement. »
L’éclatement des blocs de droite et de gauche conduit à la remise en cause croissante du clivage gauche-droite et à l’émergence de nouveaux enjeux portés à l’agenda par les acteurs politiques pour tenter de reconstituer un bloc social cohérent. L’offre politique tend ainsi à se restructurer, mais au prix d’un certain refoulement des thématiques économiques et sociales. La crise politique n’est toutefois pas près d’être résolue, dans la mesure où aucun bloc social dominant ne semble sur le point d’émerger. Les auteurs notent ainsi l’éclatement total de la gauche sur la question européenne, qui fait obstacle à la construction d’un projet commun susceptible de réactiver le bloc social de gauche. De même, l’ambition du RN de prendre la tête d’un bloc social « souverainiste » opposé au bloc bourgeois se heurte aux contradictions de sa sociologie : le RN est historiquement plébiscité par les néolibéraux et s’est longtemps revendiqué pro-européen, mais son électorat s’est élargi à certains segments des classes populaires hostiles au néolibéralisme et à son cheval de Troie qu’est l’UE. Ainsi, dans le nouvel espace politique qui s’est formé, le clivage souverainistes/européistes n’a pas pu remplacer durablement le clivage gauche/droite : il coexiste avec lui. Les auteurs appellent à construire une nouvelle stratégie politique de gauche. La reconstruction du nouveau bloc de gauche passe selon eux par le réinvestissement des thématiques sociales, économiques et environnementales, et par la mise à distance des thèmes identitaires. L’impératif de protection des populations les plus défavorisées doit constituer le cœur de la nouvelle stratégie progressiste, qui doit se construire dans une opposition au néolibéralisme de droite. Une telle posture implique pour la gauche de prendre le risque de rompre avec une partie du bloc de gauche désormais rattachée au bloc bourgeois, mais aussi de faire le deuil de « l’unité complète des classes populaires » (p. 209).
Questions en suspens
Cet ouvrage stimulant éclaire de nombreux aspects de la réalité française contemporaine et donne des clés pour élaborer une stratégie politique de gauche prenant en compte l’évolution de la lutte des classes. Les auteurs accordent une importance primordiale aux choix politiques et stratégiques, et aux rapports de force sociaux, ce qui tranche avec un certain discours fataliste ambiant. 
Le prisme adopté pêche néanmoins dans la mesure où l’analyse institutionnelle et sociopolitique n’est pas articulée à une théorie portant sur la dynamique du capital. Pourtant, le phénomène de néolibéralisation tendancielle observé en France n’est pas un cas isolé. Comment expliquer sa diffusion à l’échelle mondiale ? À quels besoins répondaient les politiques néolibérales ? Celles-ci ont proposé des solutions au blocage de l’accumulation survenu à la fin des Trente Glorieuses. La mondialisation économique est aussi le moyen par lequel le capitalisme en crise a mis en œuvre une restructuration de l’industrie au niveau mondial, accompagnée de gains de productivité, ayant contribué à rétablir des taux de profit en berne. Étonnamment, l’affaiblissement des organisations ouvrières et la mutation des structures productives dans l’industrie, ainsi que la crise du socialisme réel ne sont pas considérés par les auteurs comme des facteurs explicatifs centraux du déclin de la gauche en France, ce qui est loin d’aller de soi. 
La façon dont les néolibéraux ont réussi à faire basculer les rapports de force sociaux et politiques en leur faveur n’est traitée que partiellement et, selon nous, superficiellement. La thèse tient finalement en peu de mots : trahison du PS. D’autres facteurs d’importance semblent minorés. La mondialisation économique est vue essentiellement comme une construction politique et le phénomène n’est pas relié au mouvement réel du capital.
Le prisme « nationaliste méthodologique » des auteurs semble ainsi insuffisant pour comprendre comment est survenue la néolibéralisation tendancielle de l’économie mondiale depuis les années 1970, ou pour comprendre l’interdépendance des différentes économies nationales. En conséquence, la question de l’impérialisme contemporain reste en suspens, ainsi que la façon dont il a pu altérer les équilibres sociaux, politiques et économiques internes à la France.
Malgré toutes ces limites, l’ouvrage est riche de réflexions instructives permettant de saisir le moment historique que nous traversons, et les façons dont l’action politique devrait s’orienter à gauche (et au PCF) pour sortir des impasses dans lesquelles nous sommes plongés.
Constantin Lopez est agrégé de sciences économiques ­et sociales.
Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020
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